La Pluie

Joude Bazzoun

Les dégâts étaient phénoménaux. Au moment de l’impact du missile, j’avais été violemment propulsée au sol, incapable de bouger. Toute cette poussière, tous ces débris m’avaient brouillé la vue. Mais je distinguais encore, vaguement, les murs de notre maison. Ces derniers étaient maintenant devenus un amas de ruines et de briques qui enfumait l’intégralité de notre appartement.

Devant la scène qui se présentait à moi, chacun de mes muscles se contracta et mon corps se raidit. Je voulais crier mais je n’y arrivais pas. Je ne voyais même plus Baba. Sous toutes ces ruines, seul son bras ensanglanté était encore visible. Aucun signe de vie, le bras de mon père ne bougeait plus. Ses doigts crispés avaient un aspect presque menaçant. Ces doigts qui m’ont un jour doucement bercée, ces doigts qui m’avaient une nuit caressée les cheveux quand le sommeil ne me venait pas, et ces doigts, ces mains, ces bras qui formaient un refuge rassurant lorsque plus rien n’allait. Et en ce sombre après-midi durant lequel, réellement, plus rien n’allait, mon père était, pour la première fois, absent. Et il le serait pour le restant de mes jours.

Quelques instants plus tard, lorsque la mobilité regagna mon cou, je parvins à incliner légèrement ma tête et je perçus Mama. Le piano s’était écroulé sur elle. Cependant, l’étincelle de la vie illuminait encore son beau visage. Nos regards s’étaient croisés et le feu de l’espoir se raviva à peine dans mon coeur. Je rampai pour l’aider lorsqu’un craquement sourd me paralysa. Une partie du plafond s’était effondrée et était tombée parfaitement sur son corps.

Tout se brisa, se fendit. Mon coeur, son coeur, nos coeurs, nos âmes, leurs corps et tous les souvenirs qui nous complétaient. Ce pleur emprisonné dans mon esprit, se libéra et se transforma en un cri, un rugissement, une plainte aiguë et assourdissante. Mes larmes chaudes se mêlaient aux cendres étendues sur le parquet devenu gris. La détresse m’envahit complètement.

Mais soudain je sentis une main m’attraper l’épaule avec force. C’était Cyrus. Une vague de soulagement colorée de culpabilité me pénétra. Les yeux noisettes de mon frère me réconfortèrent. Il aboyait des mots que je ne saisissais pas. Un bourdonnement continu hantait à présent mes oreilles. Je n’entendais plus, je ne voyais plus, je ne sentais plus que l’odeur cuivreuse du sang de mes parents qui allait imprégner mes habits pour toujours.

Cyrus me tirait par le bras. Pourtant je ne pouvais pas partir. Il était impossible pour moi de quitter mes parents ainsi. Je saisis la chemise de mon père et l’écharpe de ma mère. Affaiblie par le chagrin, j’arrivais à peine à suivre Cyrus. Mes pas étaient lourds et mes gestes ralentis.

On réussit à sortir à temps. Quelques minutes plus tard, le bâtiment s’effondra. Etages après étages, notre maison s’était réduite à une haute montagne de ruines. Il était difficile d’imaginer que parmi tous ces décombres, les cadavres de mes parents étaient là, écrasés.

Je me retournai pour voir Cyrus par terre, les genoux légèrement écartés au sol entre lesquels il avait entrelacé ses doigts fins comme pour prier. Il releva sa tête et je vis une larme s’échapper d’entre ses paupières tuméfiées par les pleurs.

Lentement je pris conscience de mon corps rigide, de mon cou raide, de mes épaules tendues et de mes bras engourdis au bout desquels mes mains formaient des poings si serrés que mes ongles creusaient mes paumes pour s’y blottir.

Seuls mes yeux bougeaient. Ceux-ci scrutaient les parages et examinaient le nuage de poussière qui nous assiégeait. Les fines particules m’étouffaient et pénétraient les pores de ma peau. Je les imaginais infiltrant mes veines, bloquant ma circulation et achevant un corps malheureux.

Tout m’oppressait et m’opprimait. Je relevai difficilement la tête et vit le plafond gris que formaient les nuages écrasants. Ils étaient si bas qu’ils semblaient vouloir avaler la terre.

Plus rien n’existait à l’exception de cette scène, de cette cendre, de cette souffrance, de cette solitude. Et ces orphelins. Orphelins. « Or-phe-lins », les syllabes se couraient après dans mon esprit. Voila ma nouvelle identité.

«Orphelin,» une goutte d’eau tomba sur mon front et coula jusqu’a atteindre mon sourcil. «Orpheline,» une deuxième goutte me caressa le nez. «Orphelins,» il commença à pleuvoir et rapidement une averse puissante noya l’instant dans sa mélancolie. «Orphelins, orphelins,» cette fois-ci je murmurai le mot. Le déluge continuait. «Or-Phe-Line,» dis-je. « ORPHELINE!,» criai-je d’une voix sinistre et la pluie s’intensifia.

Une larme s’échappa de mon oeil. Celle-ci parcourut ma joue et se déposa à l’ombre de ma narine. Une deuxième larme vint pousser la première. Alors elle continua son chemin et traversa les collines de mes lèvres. J’avalais le goût salé de ma peine. Petit à petit, mes pleurs et la pluie se confondirent sur mon visage. Sanglots brûlants ou gouttelettes tièdes, l’eau m’embrassait. L’averse ne s’arrêtait pas et les larmes n’étaient plus timides. Le ciel pleurait et je pleurais avec.

Alors que le deuil coulait d’entre mes paupières, je sentis mes muscles se détendre. Je desserrai lentement mes poings. La pluie assouplissait mes membres.

Je me tournai vers Cyrus. Son t-shirt mouillé, collé à son corps dévoilait sa carrure frêle. On s’allongea, laissant la pluie laver notre chagrin. Le bruit de ces milliers de gouttes s’écrasant sur le bitume couvrait celui de notre douleur.

Enfin je repris mon souffle et gémis: « Adopte-nous! ». La pluie s’intensifia à nouveau. Je soupirai et chuchotai à Cyrus : « Je pense qu’elle est d’accord. »

The Rain


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